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Suede - "Suede" ( 1993 ) chronique © Les Inrockuptibles
Le désir et le manque, seuls carburants du rock. Une sale histoire de frustration, le rock. Sans elle, autosatisfaction, confort, routine. Plutôt mourir que devenir Billy Joel ou vieux, souvent la même chose. Peu ont résisté : Morrissey en est. Ici, comme dans tout ce qui comptera désormais dans le rock blanc, influence stupéfiante des Smiths. Les Smiths dernière mouture, ceux de Strangeways, Here We Come ou de la fantastique tournée The Queen Is Dead. Un groupe dont la mélancolie vire à la violence, la musique tendue jusqu'à claquer, comme un élastique trop étiré. Quiconque a vu les Smiths sur cette ultime tournée, alors qu'ils se savaient condamnés et jetaient toute leur fougue dans la dernière guerre, ne peut qu'avoir eu envie de prendre le relais, de monter son groupe pour chasser les étoiles. Brett Anderson était forcément là quelque part, à Londres ou Brighton, pour assister au dernier combat. Lui seul a eu le cran de reprendre le flambeau très précisément sur les "This is my time"qui achevaient I Won't Share You, dernier soupir de Strangeways, Here We Come. Le décor n'a pas changé : un piano, des guitares à la fois teigneuses et résignées, une ambiance de fin de quelque chose. Unique contact de Brett Anderson avec le rock vivant : le reste a été appris dans les livres. A l'inverse des Auteurs, leurs amis – Bowie et Bolan étaient amis, mais là, jusqu'à quand ? –, le rock n'a pas été appris dans les disques mais dans les provocations débitées dans le NME à longueur d'interviews. Pour Brett, le rock était là, plus sexy sous les plumes de Nick Kent ou de Paul Morley que sous les traits de Lou Reed. L'image du rock plus que le rock. Finalement très loin du respecteux New Wave des Auteurs, c'est la famille des grandes gueules plus que celle des grands disques, les rock-stars plus que le rock, les idoles plus que les fans de musique. Faux jumeaux, l'un tête bien faite, l'autre bien pleine. Car négligé, finalement le disque de Suede, souvent à quelques lettres seulement de Slade. Mais comme on le connaît déjà par cœur à la deuxième écoute, qu'il accompagne pernicieusement chaque promenade à pied, qu'il pénètre de force chaque seconde de rêverie, on ne peut pas lutter. Pour l'avoir examiné sous toutes ses coutures, pas étonnant que cet album échappe si facilement à la critique. Cette rock-critic qui invente ce genre de groupes, ou l'inverse ici. Mais tout ceci importe finalement peu, comme si on devait mesurer la circonférence de l'œil du cyclone quand on est pris dedans ou juger avec un vocabulaire ancien Never Mind The Bollocks. Suede est un groupe fondamentalement important, non pas parce qu'il possède un guitariste tout à fait merveilleux, mais parce qu'il est plus vivant, fougueux et excitant que son disque, parce qu'il entraînera dans son sillage d'autres Brett, d'autres Auteurs. Parce qu'il préserve l'espèce même du rock anglais, avec son cortège de poudre, de poudre magique et de poudre aux yeux. Parce qu'il séduit sans même daigner s'adresser à la raison. Parce qu'avec son corps de nymphette, il sait déjà tout. "Parce que nous sommes jeunes, nous allons effrayer les vieux... " Jeunesse sacrée. JD Beauvallet |